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Extrait du livre HAUTE TENSION de Marcel Boiteux (Président d'edf)

aux éditions Odile Jacob

chap XV le choix des filières ,ou comment le programme nucléaire français fut décidé page 148

Je plaidai la nécessité, à défaut de programme étoffé, de faire de la " gymnastique " nucléaire, c'est-à-dire de construire un réacteur de temps en temps pour s'entraîner, au cas où ce bienfaisant pétrole du Proche-Orient, qui inondait l'Occident, viendrait à manquer. Jacques Lacoste - le philosophe de ma petite équipe - penseur pénétrant et toujours en éveil - avait écrit à ce sujet, sous le titre. Abondance pétrolière : jusqu'à quand », une note singulièrement prémonitoire, qui avait été annexée au rapport du V° Plan. Et l'on rendra cette justice à l'EDF - on ne l'a pas fait, fin 1973, lorsque éclata la guerre du Kippour et la crise pétrolière - que notre Etablissement n'a cessé de dire et d'écrire qu'il fallait, certes, profiter au mieux de la manne pétrolière, mais qu'il fallait aussi garder à l'esprit les risques qui pesaient sur notre approvisionnement.

Au nom de la rentabilité, les Finances n'en freinaient pas moins des quatre pieds les programmes nucléaires. En juillet 1973, un éminent représentant du Trésor déclara péremptoirement à la Commission PEON, conseil du gouvernement pour la Production d'Energie d'Origine Nucléaire, que le prix du pétrole ne pouvait que baisser. Le tout accompagné de quelques commentaires ironiques qui signifiaient, en termes plus crus : "Vos craintes sont ridicules, et vos passions pour le nucléaire vous font perdre tout bon sens".

 

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Trois mois après éclatait la guerre du Kippour, et la crise du pétrole. Les Français, voyant à la télévision la reine Juliana troquer sa Rolls contre une bicyclette, prirent conscience de la perspective qui s'ouvrait à eux de ne plus avoir d'essence pour leur automobile.

Affolement, indignation.

La presse condamna devant l'opinion publique ces technocrates qui n'avaient rien vu venir, et tous les dirigeants du secteur de l'énergie furent réunis dans le même opprobre.

Début décembre 1973, Jean Couture, le secrétaire général à l'énergie encore en place au ministère, me téléphona à mon bureau, un samedi matin : • II est neuf heures du matin, me dit-il ; j'ai besoin de savoir avant midi quel est le nombre maximum de tranches' nucléaires que EDF s'estime capable d'engager chaque année, à partir de maintenant, compte tenu de ses moyens en ingénierie et des moyens de ses fournisseurs industriels. »

C'est toujours un samedi matin, et dans la précipitation, que naissent les grandes décisions. J'alertai Janin, mon directeur de cabinet. Le téléphone sonna tous azimuts. À midi, je rappelai Couture : " Pas plus de six ou sept tranches par an. " Deux tranches étaient prévues pour 1974, et il était clair qu'on en engagerait une troisième. Nous nous dîmes avec Janin que Jean Couture se préparait à faire un peu de forcing et allait demander six ou sept tranches pour qu'on aille au moins à quatre ou cinq, quatre sans doute.

Stupéfaction le mardi suivant. Couture m'annonce que c'est ce nombre maximum de six à sept qui a été retenu, qu'il convient dès maintenant de s'organiser discrètement en attendant la décision officielle, et qu'il serait bon d'ores et déjà de préparer l'opinion, à commencer par le Conseil d'administration qui devait tenir réunion la semaine suivante. Une note est rédigée en hâte pour le Conseil, justifiant l'opportunité de renforcer le programme nucléaire, avec la perspective d'aller " peut-être jusqu'à six ou sept tranches par an ". Puis je me laisse interviewer, pour exposer le problème du point de vue d'EDF.

Mais c'est seulement le 6 mars 1974, à la suite d'un Conseil interministériel, puis d'un Conseil des ministres, qu'est proclamé le • programme Messmer ". La nouveauté, pour nous, ce n'était pas l'annonce du programme nucléaire, c'était celle de l'engagement d'Eurodif, l'usine française d'enrichissement de l'uranium.

La thèse des antinucléaires, c'est que la puissante EDF a imposé son programme démentiel à un gouvernement débile. Nous leur laisserons la responsabilité de leurs jugements. Mais l'historien, qui s'en tiendra aux textes, constatera que la décision Messmer est nettement postérieure à la séance du Conseil d'EDF de décembre 1973, et aux interviews que j'ai données ensuite. Et il en déduira, à son tour, qu'EDF a fait pression sur le gouvernement pour décrocher son programme ! La décision nous paraissait, certes, justifiée ; mais c'était bien celle du Premier ministre. Que mon témoignage incite donc l'historien à fouiller un peu plus dans les archives...

André Giraud, qui présidait alors avec brio aux destinées du CEA en tant qu'administrateur général, m'exposa qu'avec un pareil programme, il y avait place pour le mille PAT, dont le dossier avait été rebaptisé par ses soins aux couleurs plus chatoyantes de " Champlain ". Je lui rappelai qu'en contrepartie de cet important programme nucléaire, on renonçait brusquement aux six ultimes tranches de thermique classique, à fuel ou à charbon, qui restaient prévues avant le virage vers le. tout-nucléaire » (déjà probable antérieurement à la guerre du Kippour...) ; qu'il fallait six à sept ans pour construire une tranche nucléaire, contre quatre à cinq pour une tranche classique ; qu'en conséquence, le passage des hivers 78 à 81 allait être terriblement acrobatique, faute de nouvelles centrales ; et qu'il était donc impossible de consentir le moindre retard dans les mises en service, serait-ce pour une seule tranche.

Au surplus, les pouvoirs publics déclarèrent, peu de temps après, qu'il fallait concentrer les efforts.

Avant ces événements, et au cas où les centrales à eau légère se seraient heurtées à un obstacle dirimant et imprévu, les pouvoirs publics avaient demandé à EDF si, à titre de filière de secours en attendant les surgénérateurs, ses préférences allaient vers la filière canadienne à eau lourde, ou vers la filière au gaz à haute température que développaient Américains et Allemands. Avec un beau dévouement à l'intérêt public -on n'en croit pas ses yeux ! -, EDF avait milité pour la deuxième, parce que celle-ci pouvait être utilisée en sidérurgie sans passer par l'électricité, et trouver là une rentabilité supplémentaire, alors que la première ne savait produire que de l'énergie électrique... Tant à l'EDF qu'au CEA, des équipes s'étaient donc attelées à l'étude de cette filière.

Plus question avec le nouveau programme de se disperser ainsi. On fermerait le dossier de la filière à haute température, comme le dossier Champlain. II convenait de se concentrer dorénavant sur la réussite du programme Messmer, sur l'acquisition progressive des connaissances qui permettraient de se libérer de la licence américaine, et sur la préparation de l'avenir avec les surgénérateurs.

Seul subsistait le débat sur le choix des procédés PWR ou BWR. Risquant d'échouer sur un troisième appel d'offre, la CGE avait fait, à contrecœur, les sacrifices nécessaires pour être enfin compétitive avec son infernal concurrent Framatome-Creusot-Loire. Mais, en 1975, au moment de passer aux actes, le nouveau PDG d'Alsthom vint me voir pour m'exposer qu'il était fermement décidé à honorer la commande des quelques tranches BWR obtenues par le groupe CGE mais que, pour des raisons dont je partagerais l'évidence, il convenait de relever les prix d'offre de quelque 15 à 20 %.

Le message était clair, la CGE renonçait au combat.

Ainsi le programme EDF allait-il reposer sur le seul procédé PWR, comme le souhaitaient d'ailleurs les services de sûreté, côté pouvoirs publics, et notre direction de l'Equipement, côté EDF : si l'on voulait aller vite, et sûrement, il fallait rassembler toutes les énergies sur un seul procédé, en l'occurrence le PWR.

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