Après
la fermeture de la centrale se posent encore de nombreuses questions sur le
démantèlement des installations et la dépollution de l'environnement.
La répétition a déjà eu lieu. Si tout va bien, aujourd'hui à 13
heures (heure locale), après en avoir reçu directement l'ordre du Président L.
Koutchma, l'ingénieur de quart demandera au pilote du réacteur N3 de Tchernobyl
d'appuyer sur le bouton BAZ. Dès lors, les 211 barres de contrôle s'abaisseront
doucement et la réaction nucléaire s'éteindra petit à petit. Une heure plus tard, le
technicien devra pousser le bouton AZ-5 qui commande la chute brutale et définitive des
barres. La centrale Lénine générera alors ses derniers kilowatts.
Ce sera un moment morbide », avoue Volodymyr Korovkin, directeur de la
centrale de Rivne. Le problème, c'est que la mise à mort de Tchernobyl n'aura pas lieu.
Depuis le 6 décembre, la dernière tranche encore en état de tourner est, en effet, à
l'arrêt, à la suite d'une fuite d'eau radioactive. Pour ne pas décevoir les invités du
monde entier (dont Bill Richardson, le secrétaire américain à l'Energie) venus à Kiev
pour assister au spectacle, le réacteur a été redémarré hier et fonctionnera, si tout
va bien, à 5 % de sa puissance. Presque les conditions dans lesquelles tournait le
réacteur n°4, un certain 26 avril 1986...
Quelques projets, beaucoup d'incertitudes
Aussi grandiloquent soit-il, ce baroud d'honneur ne revêt que peu
d'intérêt pour le dernier épisode de la saga de Tchernobyl: celui de son arrêt, seule
opération pour laquelle les experts ont un minimum de visibilité. La suite relève
encore de la fiction. « La centrale s'arrête. Les risques diminuent. Mais les problèmes
sont toujours là », commente sobrement Daniel Quéniart, le directeur adjoint de
l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN).
Commençons donc par ce qui relève de la forte probabilité. L'une des
premières opérations qui sera effectuée après l'arrêt de Tchernobyl 4 sera la
construction d'une installation d'entreposage des combustibles irradiés. Actuellement,
les combustibles de trois réacteurs sont entreposés dans les curs des réacteurs,
dans des piscines attenantes et dans une ancienne installation d'entreposage. Devant être
mise en service en 2003, la nouvelle unité comprendra deux bâtiments. Le premier
regroupera un atelier destiné au découpage, au nettoyage et à la mise en conteneurs
Nuhoms des assemblages de crayons. Selon nos calculs, affirme Guy Damette, expert en
sûreté nucléaire de l'IPSN, il y aurait 25 000 assemblages à traiter. Ce qui compte
tenu de la capacité de l'usine prendra au moins dix ans. » Une fois mis dans leur
château Nuhoms, les combustibles seront ensuite stockés dans l'une des 256 cellules
modulaires en béton construites à cet effet. Mené par un consortium drivé par
Westinghouse et constitué de Campenon-Bernard, Bouygues et Framatome, ce projet devrait
coûter 80 millions d'euros. Un détail non résolu: si les conteneurs et les cellules de
béton sont conçus pour durer un siècle, rien n'est, en revanche, prévu pour organiser
leur gardiennage. Même si, il est vrai, nous sommes en pleine K zone d'exclusion ».
Des milliers de m3 de déchets à traiter
Deuxième projet en cours : l'installation de traitement des effluents
liquides. 26 000 m3 d'effluents de réacteurs, de traitement des eaux de piscines et de
résines chargés en cobalt 60, césium 134 et 137 sont actuellement stockés dans
quatorze cuves. Sous la maîtrise d'ouvrage de Westinghouse, Belgatom, SGN et Ansaldo
construisent un atelier qui comprendra des cuves de 5 000 m3 , où seront déversés les
effluents. Ceux-ci seront ensuite malaxés avec du béton. Ce coulis sera ensuite
déversé dans des fûts de 200 litres, les bidons devant ensuite être stockés
provisoirement en surface. En attendant la construction d'un site d'entreposage adapté
qui pourrait fort bien ressembler au centre de l'Andra à Soulaines. Devant coûter 25
millions d'euros, cette installation est prévue pour entrer en service en 2002.
Enfin, une installation de traitement des 2 350 m3 de déchets solides
de faible et moyenne activité devrait également être bâtie. Elle devrait produire ses
premiers fûts de déchets cimentés en 2003 ou 2004. Son coût n'a pas encore été
fixé. Voilà pour le presque certain.
760 millions de dollars pour le sarcophage
Pour le possible, la situation est plus délicate. Le principe de la
construction d'un nouveau sarcophage a été acte à de nombreuses reprises. Dans le
passé. Bouygues, Campenon Bernard ont déjà travaillé sur cette question et présenté
des projets aux autorités ukrainiennes. Sans succès. Ceci s'explique en partie par le
fait qu'aucun chantier de grande ampleur ne pouvait être lancé sans arrêter le
réacteur n°3 sur lequel repose une partie du sarcophage.
C'est pour cette raison qu'en 1998, a été lancé le Shelter
Implementation Plan (SIP). Financé par la BERD à hauteur de 760 millions de dollars
(dont 50 millions de dollars apportés par le gouvernement de Kiev), le projet SIP vise à
stabiliser l'actuel sarcophage (baptisé « Protection ») et à améliorer la
radioprotection. Une vaste équipe rassemblant les sociétés américaines Bechtel,
Batellè et EDF va donc commencer à définir le programme des tâches élémentaires
permettant d'atteindre. les objectifs définis par le SIP. Déjà, deux poutres de
soutènement de Protection ont été renforcées. Des travaux qui ont mobilisé jusqu'à
300 personnes. Auparavant, la cheminée rouge et blanche, commune aux réacteurs 3 et 4
avait, enfin, été réhaubannée. Depuis treize ans, elle menaçait de s'effondrer sur
l'une ou l'autre des unités. Il reste à savoir comment réduire la ruine du sarcophage,
améliorer la sûreté de l'installation (qui abrite encore 190 tonnes de combustible
fondu) et élaborer une stratégie pour assurer la sûreté de l'installation à long
terme.
Peu d'informations fiables
Bien évidemment, la partie la plus ardue du projet concerne le futur
du sarcophage. Mais pour l'éventuelle construction d'une nouvelle mouture de cette
monstrueuse carapace de béton et d'acier, il ne faut pas s'attendre à voir un projet
sortir avant longtemps. K Les difficultés sont nombreuses, explique Xavier Conte, expert
en sûreté à l'IPSN. Même avec les études réalisées par Bouygues et Campenon
Bernard, nous manquons cruellement de données fiables sur les structures du sarcophage.
Nous Sommes donc totalement incapables de réaliser les modélisations nécessaires à la
constitution de projets ». Pour y remédier, Riskaudit, la filiale commune de l'ISPN et
de GRS (son équivalent allemand) travaille à réaliser une base de données K Sarcophage
» avec le Centre de Tchernobyl, l'exploitant de la centrale, le Centre interdisciplinaire
scientifique et technique de l'Académie des d'Ukraine (ISTC), l'Académie ukrainienne des
sciences et de l'ingénierie et l'inévitable Institut Kourtchatov de Moscou. Lancé en
1998, ce projet vise à rassembler les documents relatifs à la construction de la
centrale Lénine, aux édifices réalisés après l'accident et à établir un inventaire
des équipements présents dans ces structures. Parallèlement, l'Institut Kourtchatov
réalise une carte dosimétrique de l'intérieur du sarcophage. L'ISTC s'occupant de
l'évaluation radiologique de l'extérieur de Protection.
Pas de stratégie de démantèlement avant longtemps
Collectées, ces données sont en passe d'être rassemblées dans une
base dont la première version 3 D tourne déjà. « Grâce à cet outil, complète Xavier
Conte, nous saurons quand et comment pénétrer dans le réacteur, comment
enlever les milliers de tonnes de laves et de matériels contaminés et comment les
traiter ? » Cela dit, même si l'outil fonctionne comme prévu, les ingénieurs ont
encore du travail devant eux. Les plus optimistes n'envisagent pas de présenter les
premières stratégies de « traitement » du sarcophage et de son environnement avant la
fin de 2001. Au plus tôt. « Quant au démarrage des travaux proprement dit, cela
nous renvoie à plusieurs années plus tard », soupire Xavier Conte. Pour le reste, c'est
le flou le plus total. Personne encore aujourd'hui ne sait comment sera démantelé
Tchernobyl. « La seule certitude, ironise Philippe Vesseron, directeur de la prévention
des pollutions et des risques au ministère de l'Aménagement du territoire et de
l'Environnement et ancien patron de l'IPSN, c'est que nous nous acheminons chaque jour un
peu plus vers le quinzième anniversaire de la catastrophe. »
Personne n'a d'idée précise sur ce qu'il adviendra des milliers de
tonnes de déchets radioactifs contenues dans l'ex-réacteur 4 de la centrale. Qui peut
dire aujourd'hui comment vont être traités les déchets, les engins, les tenues, les
matériels enterrés dans la nature par les liquidateurs ? Selon JeanBernard Chérié, le
directeur des relations internationales de fIPSN, K au moins un millier de fosses ont
été comblées par des déchets radioactifs produits par l'accident et l'intervention des
liquidateurs Ces déchets ont été enfouis dans 800 à 1 000 fosses. Mais on ne
sait pas vraiment où elles sont, ce qu'il y a dedans, ni en volume, ni en activité. »
Un, inventaire est en cours depuis plusieurs années. Mais les experts ne semblent pas en
voir le bout. Pas simple, dans de telles conditions, de dimensionner les installations et
les investissements qui iront derrière.
Améliorer la vie
dans les territoires contaminé
Mais le démantèlement des quatre tranches de la centrale Lénine et
des installations connexes n'est pas le seul problème que devront affronter les
autorités ukrainiennes et, probablement, aussi la communauté internationale. Tout comme
en Biélorussie et en Russie, voisines, l'Ukraine comporte encore de vastes zones
contaminées. Selon l'ISPN, les trois républiques membres de la CEI abritent encore 37
000 km' (la superficie de la région Centre) où la contamination, quatorze ans après la
catastrophe, varie de 5 à 15 Curies par km2 1,5 million de personnes vivent dans
ces zones. Et seule la mise en place d'actions simples de radioprotection permettra de
diminuer les doses d'irradiation et de contamination. C'est toute l'ambition du programme
européen Ethos Expérimenté pendant trois ans dans un village par le Centre
d'étude sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire, l'Institut
national d'agronomie de Paris Grignon, l'université de technologie de Compiègne et le
groupe d'étude Mutadis, ce projet va être étendu à l'échelle d'un district où vivent
90 500 personnes. Un tout petit début.
Valéry Laramée